«Rappelle-moi encore une fois pourquoi c’est toi que je dois traîner...»
Gros soupir. Sevastian jouait nerveusement avec ses larges manches, signe qu’il n’en menait vraiment pas large; son visage s’est plissé en même temps que s’abaissaient ses sourcils et ses longues oreilles.
«Parce que le Kirin Tor a jugé bon d’envoyer un prêtre du Conclave pour contrebalancer la corruption et ...»
D’un geste agacé j’ai coupé court. L’ironie n’avait jamais été son fort.
«Oh pour l’amour des Titans… Pourquoi
toi ? Ca ressemble à une mauvaise blague.»
Je n’ai pas attendu sa réponse pour me détourner.
Il a ronchonné un instant avant de m’emboîter le pas, descendant dans mon sillage les marches noyées de pénombre. Dans ces souterrains, on ne trouvait plus qu’à de larges intervalles les lanternes arcaniques qui déversaient une pâle lueur bleutée; après tout, en placer davantage dans ce lieu peu usité d’un complexe isolé de la société empyréenne aurait été gaspiller de l’énergie. Et l’obscurité se satisfaisait de ce règne partagé, dévorant de larges pans de l’escalier.
Seuls résonnaient nos pas, et de temps à autre, le lointain
ploc mat de l’eau contre la pierre, là où l’humidité marine parvenait à s’infiltrer; et Sevastian qui continuait de râler, mais se tut net lorsque d’une bourrade je le repoussais dans une alcôve décorée d’une statue elfique.
«La ferme ! Quelqu’un remonte !»
Il a fait quelque chose, et tout à coup, a semblé se mêler à l’obscurité, comme s’ils étaient tramé des mêmes fils; était-ce la magie des ombres ? Ou simplement sa nature d’elfe ? Puisque je n’avais pas ces capacités, je me suis dissimulée derrière lui.
Dans les rayons pâlissants de la dernière lampe, une volée de marche plus haut, une silhouette s’est dessinée. Elle semblait glisser sans peine aucune dans l’escalier, comme si ses voiles noirs émanaient directement de la pénombre qui la portait -
Un visage fin comme une lame de couteau. Une cascade de boucles plus noires encore que l’ombre dont elle émergeait. Un regard terrible…
… qui a glissé sur nous sans nous voir.
~
La salle, ronde, ressemblait davantage à une chambre de rituel qu’à une pièce d’étude. Incrustés dans la pierre blanche, des cercles d’invocation complexes couraient et s’entrecroisaient, brillant d’un éclat terne d’argent vieilli.
Sevastian a laissé échapper un cri, de stupeur effrayée, ou peut-être d’effroi stupéfait - une silhouette venait de se matérialiser devant nous.
C’était un homme, à l’allure encore plus fine que lui, et sans doute plus séduisante encore, dans le genre ténébreux - si l’on exceptait les cornes torsadées qui jaillissaient de son front et trahissaient sa nature.
«Le démon, a-t-il soufflé. Pourquoi a-t-il l’air aussi…
- Humain ? ai-je complété, pour lui voler le terme ‘elfe’. Ce n’est qu’une projection. Cette forme doit être plus simple à maintenir, pour communiquer.»
Et de fait, on voyait s’agiter ses lèvres fines et sa langue fourchue - sans qu’une parole ne soit audible. Puisqu’il n’avait pas l’énergie de projeter le son, j’ai cessé de m’en préoccuper.
Au centre de la pièce, sur une simple table -en bois d’olivier, au demeurant luxueuse- on avait placé le Creuset. Sa corruption irradiait sur mon visage comme un souffle chaud, moite, languide.
Deux choses se sont alors produites. Deux sons.
La porte qui a claqué derrière nous.
Des pas dans l’escalier.
«Un piège, a énoncé Sevastian. Mais le Kirin Tor…
- Non. Ce n’est pas un piège du Kirin Tor. C’est un piège d’Helinde Ormerune. Il y a quelque chose de pourri au royaume de la magie...»
Le démon qui ne cessait de parler dans le vide à mes côtés a étiré un sourire. Pas le temps de réfléchir aux tenants et aux aboutissements de la trahison d’Ormerune, il fallait agir.
«Voilà ce qu’on va faire. Je vais surcharger les runes internes du cercle de confinement en détournant une partie du flux tellurique et -»
Regard ébahi. J’ai soupiré.
«Je vais tout faire s’effondrer sur nos têtes.»
Je me suis mise immédiatement à l’ouvrage. Les cercles de runes ont commencé à luire d’une aura violacée qui contrastait doucement avec les flammeroles vertes qui s’échappaient de temps à autre du Creuset. Le démon me suivait toujours, commentant dans le plus grand silence. Étrangement, l’idée de voir son réceptacle enseveli ne semblait pas le déranger.
La surchage s’est produite dans un chuintement ténu, qui a tourneboulé la gravité autour de nous alors que l’énergie accumulée cherchait un échappatoire où se déverser.
A genoux, Sevastian égrenait des prières pour enjoindre la Lumière de nous protéger. Inutile.
J’ai brisé la première rune, puis la seconde, puis toutes les autres, une à une, et l’arcane a émit des craquements de glace qui se brise et se fend - puis un grand son, comme un hurlement sans gorge. Et plus rien.
La souffrance est insupportable. La sensation de flottement, provoquée par l’irradiation au mana, est encore pire. J’ouvre les yeux en quête d’une distraction. D’abord le ciel - lavé à grand vent, quelques nuages à la blancheur parfaitement aveuglante. Puis une ombre le couvre, et c’est un regard que je croise. Des boucles de cheveux noirs. Deux yeux noisette. Si froids. Si froids.
«Nous allons avoir une petite discussion, toi et moi...»