I. Le Magicien
I think you already know
How far I'd go not to say«Tu sais, Silas ne te paie pas à ne rien faire. Il va finir par te renvoyer.»
Il a entrouvert une paupière, fait rouler un iris violet vers moi. Esquissé un sourire ensommeillé.
«Silas m’adore. Il ne ferait jamais ça.»
Puis il a de nouveau fermé les yeux, soupiré d’aise. Il était confortablement installé contre la roue de notre roulotte, jambes étendues dans le passage, profitant du calme relatif qui habitait les quartiers quand la Foire battait son plein.
«Alors ça, j’en doute fort.»
Il a eu un nouveau soupir, consterné cette fois.
«Tu te fais trop de soucis, Mischa. Tu n’es pas à ta tente ?»
J’avais du temps libre. Ou plutôt, j’en prenais. Il n’y avait pas foule pour les consultations aujourd’hui de toute façon, et puis Sayge attirait davantage par son exotisme. On disait qu’il pouvait réellement lire dans l’avenir, et dans le passé, par ses pouvoirs chamaniques. Que les esprits lui soufflaient les réponses, qu’il plongeait dans une transe pour rédiger les réponses prophétiques qu’il vendait aux clients.
Ishim, bien sûr, n’y croyait pas. Ou plutôt, que les ancêtres puissent lui murmurer le passé était très plausible, mais que seule la divination éclairée pouvait écarter l’épais voile de brume qui masquait en tout temps le futur.
Il ne croyait pas non plus à la magie des cartes. A vrai dire, on lui avait fortement suggéré de ne pas traîner du côté du comptoir du Professeur quand la Foire était ouverte. Sa langue trop bien pendue avait découragé bon nombre de clients.
ll me regardait, de ces yeux si semblables aux miens. C’était comme si le reflet de mon miroir s’était animé tout à coup, et se mettait à me cligner de l’oeil à travers le verre.
Il savait bien à quoi je pensais, je n’avais jamais réussi à lui cacher.
C’était un sorcier, un arcaniste. Le seul de la famille avec le moindre talent pour la magie, la vraie magie. Ni moi ni Ashal ne possédions le moindre don.
Il disait souvent pour plaisanter qu’il avait vu vos nos morts, à tous les trois. Qu’il savait où, quand, et comment cela allait arriver. Ashal avait demandé à savoir et il l’avait prise à parti durant des heures, tous deux échangeant à voix basse avant qu’elle ne se lève sans un mot. J’avais refusé.
Pouvait-il vraiment se montrer si détendu et insouciant en connaissant l’heure exacte de son propre décès ? Impossible d’en être sûre. Peut-être amusait-il seulement la galerie en inventant une prédiction extravagante. Le futur ne pouvait pas être aussi fixe au point d’en voir tous les tenants et les aboutissants, si ? Ou peut-être…
Ou peut-être savait-il bien ce qui l’attendait. Et que c’était pour ça qu’il ne prenait rien au sérieux. En était-il donc satisfait, était-ce qu’il voulait ? Une mort proche, qui l’empêcherait de se projeter, de tisser des liens durables autour de lui ? Ou alors une fin si éloignée qu’il n’avait pas besoin de s’en préoccuper ?
«Le Diable renversé.»
Les cornes du démon s’enroulaient élégamment. Bien sûr, qu’aurait-il pu tirer d’autre ?
A trop en voir, on s’aveugle du présent. Ses maîtres l’avaient mis en garde mais la connaissance, la faculté de savoir tout ce qui pouvait arriver était une addiction, une apathie dévorante qui ne conduisait qu’à la fatalité. La fatalité de celui qui n’a plus d’autre attente que de voir le temps passer, sans sursaut ni surprise de voir les prédictions réalisées.
«Le Soleil renversé.»
L’idée se précisait. Le jugement obscurci, la vision brouillée, obstruée par de pesants voiles nuageux. La tempête qui se préparait à l’horizon, prête à noyer l’éclat déjà faiblissant du Soleil. Il se voilait la face. Cette carte, c’était la confirmation qu’à trop scruter le futur on en devenait aveugle au présent, et à l’instant, et à la vie. Après tout, que faisait-il d’autre ces derniers temps si ce n’est contempler les possibles de l’avenir ?
«La Tempérance renversée.»
S’il était possible de tirer toutes les mauvaises cartes il l’aurait fait, et aurait vidé le paquet jusqu’à la dernière sans retenue. L’intempérance, l’impétuosité, ou plutôt l’impatience de ne pas laisser le temps donner les réponses mais de les chercher lui-même, dans l’abus du pouvoir, qui ne pouvait que l’empêtrer dans la volonté d’en savoir, d’en voir plus, d’en apprendre plus. Un désintérêt pour le cours normal de la vie qui finirait, à la longue, par le dévorer totalement.