L'eau est un autre miroir

Allons, allons. L’eau était un milieu si changeant. Il suffisait d’un mouvement, et la mare la plus claire se voilait de vase noire, devenait opaque, dissimulait ses fonds à la lumière.
Un seul élément étranger pouvait agir comme un poison, en modifier le fragile équilibre.
Celui qui avait fait ça le savait.
Il connaissait les âmes, une surprise pour un humain. L’inquiétant signe qu’il avait laissé obnubilait son esprit à tel point qu’il avait cherché à l’exorciser par le travail, sculptant ses formes comme pour se les arracher de la mémoire.
C’était l’oeuvre d’un fou.

Les esprits tournoyaient, bataillaient, babillaient. Allons, allons. Pauvres âmes perdues, si loin de leur déesse. Leurs odieuses morts habitaient encore l’air comme une fumée toxique et nauséabonde, un parfum délétère et volatile; la mélancolie du dégoût, le silence du dépit, le repos troublé par une simple présence. La Lumière ne pouvait pas lui voler ses âmes, non… Mais cette chose s’y essayait. Un si petit objet qui venait troubler la dualité limpide du temple. Qui s'immisçait dans un équilibre établi depuis tant de millénaires.

Il suffisait de les rendormir. Les renvoyer à l’éternelle bataille. L’immuable chant de la mer était une infinie berceuse. Sans aube. Sans réveil.

Et puis quoi, maintenant ?
Un nouveau déséquilibre pour troubler ces lieux hantés. Tant de visiteurs en un laps de temps si court ne pouvait pas être un hasard. Des choses se tramaient et celle qui se faisait appeler Novi le percevait nettement. Quelque chose s’était mis en branle, loin, loin par delà des mers qu’elle-même ne pouvait visiter. Et puis quoi, maintenant ? Un miroir.

Le reflet de son avatar s’y dessinait mais ce n’était pas son regard qu’elle croisait.
Fantôme de haine et de désarroi.
Une offrande.

C’était une âme en déroute. Une âme piégée sous une surface de métal indifférent à son destin. Les doigts bleus de la sorcière en masquèrent les reflets. Allons, allons… Viens, maintenant. Comme un chant triste, la force oubliée s’insinuait entre les os. Comme un mollusque que l’on extirpait de sa coquille. Les infernales voiles attendaient déjà, et il fallait se hâter; le chemin était long jusqu’aux fonds. La brume s’ouvrait devant elle, écharpait sa forme comme des lames comme une chrysalide d’où se libérait sa haute stature.

Loin en bas de la falaise, une mer stagnante se faisait les dents contre le roc, inlassable monstre corrosif - entre ses mains, une poignée d’algues tressées, un éclat de sel aggloméré pour former le coeur du pantin. La colère agrégée faisait frémir les feuilles, vibrer les cristaux; il ne lui fallait plus qu’une structure stable.

Des os, lavés par les sucs de l’eau, jetés par les vagues sur les monticules bourbeux comme des têtes échevelées qui émergeaient à peine.

Des cheveux de noyés, des herbes sauvages, pour nouer les tendons, sur l’architecture d’un corps difforme, aux membres disparates et inégaux.

Des bouquets d’algues grises, gonflées d’eau, pour reformer les muscles érodés.

Les voiles élimées des navires perdus, des navires coulés, égarés par les tempêtes d’un au-delà envahissant, pour le couvrir d’une peau factice, froide, habitée de mille tiques marines.

Allons, allons. Lève-toi, créature. Et viens, maintenant.
Il est temps d’embarquer pour les rivages de Helheim.