Adieux

Combien de temps cela faisait-il, depuis que le coursier avait déposé la missive sur son bureau ? Combien de temps l’avait-il observé sans comprendre, incapable même de penser à ce qu’elle pourrait contenir ?
Combien de fois son regard avait-il alterné, entre la lettre scellée de la dague noire et l’épée qu’il lui avait donné il y a bientôt un an de cela, et qui maintenant se retrouvait à nouveau sur son bureau ?

Quitte moi, dis moi qu’il y en a un autre, que tu en as marre. Dis moi que tu as juste trouvée une meilleure lame, qu’elle est brisée, pensait-il.

Tout plutôt que l’alternative.

N’y tenant plus et à bout de souffle à force de le retenir, le grand guerrier tendit la main pour se saisir de la lettre fébrilement, la respiration saccadée par l’angoisse. Son autre main elle, vint couvrir sa bouche pour réprimer le moindre son pouvant en sortir, essayant de se contenir. Pourtant déjà, sa gorge se serrait en voyant non pas la signature de sa belle, mais celle de son ancien capitaine.

« Non, non, non... », ne pouvait-il que murmurer dans un sanglot étouffé.

Ses doigts calleux se dépêchèrent de venir déchirer le papier contenant cette lettre qu’il ne voulait pas lire bien qu’il ait désespérément besoin de savoir. Son regard d’ores et déjà embué vint parcourir les lettres qu’il savait tracées par sa guerrière pour les avoir tant lues ces derniers mois, alors qu’un silence accablant venait s’installer dans le bureau du gilnéen.

Son regard s’attarda sur les dernières phrases, les relisant sans relâche alors que le papier entre ses doigts se tâchait de larmes.

Il aurait aimé avoir la force de rester pour elle.
Il aurait aimé faire en sorte qu’ils n’aient pas à vivre comme ils l’avaient fait.
Il aurait aimé pouvoir la serrer dans ses bras toutes les nuits.
Il aurait aimé lui rappeler tous les jours qu’il l’aimait, sans avoir à penser s’il le disait pour la dernière fois ou non.

L’imposante silhouette de l’ancien lieutenant se voyait secouée de sanglots étouffés, sa main lâchant la lettre pour venir aider l’autre à lui masquer le visage, tentant vainement de se contenir, essayant de se convaincre qu’il s’agissait d’un mauvais rêve, d’une farce. Qu’elle attendait derrière la porte pour lui faire une surprise.

Pourtant, la porte n’osait pas s’ouvrir.

La peine immense et l’incrédulité ne tardèrent pas à se transformer en rage sourde. Il sentait la Bête en lui bouillonner, essayer de sortir. Il y voyait flou, se perdant dans ses propres pensées aussi délirantes que décousues et contradictoires. Avant longtemps, ses mains s’abattirent dans un cri déchirant sur le bureau en lui faisant émettre un craquement effroyable, des échardes voletant même alors qu’il tentait d’évacuer, de reprendre le dessus.

Mais ça ne suffisait pas.

Alors cette fois il le saisit avant de le projeter de l’autre côté de la pièce, avec cette lame elfique envoyée dans un dernier adieu. Rien pourtant ne venait se substituer à la colère, rien d’autre qu’un grand vide, abyssal. Sa rage passa donc sur le mobilier alors qu’aux sanglots se mêlaient les cris désespérés d’un homme brisé, impuissant face aux événements. La crise dura, suffisamment pour que la pièce ressemble à un champs de bataille. Ses mains et bras étaient en sang, criblés d’échardes et d’éclats de verres, couverts de bleus et d’ecchymoses. Mais il n’en avait cure. La douleur qui l’étreignait était bien plus profonde et il n’y avait aucun remède pour cette dernière.

Le calme fini pas retomber en même temps que l’épuisement le gagnait. Logan chercha la lettre du regard presque avec désespoir, incapable de la retrouver au milieu de ce charnier dont il était l’auteur. Froissée, un angle déchiré et les lettres ayant bavé à cause de son chagrin s’étant déversé dessus, elle était là pourtant.

Vidé de tout et ne pouvant davantage ignorer la réalité, il la reprit à nouveau en mains. Toujours aussi fébrilement mais en même temps comme un trésor alors qu’il la relisait, l’air hagard. C’était ses derniers mots pour lui, après tout.
La lettre toujours en mains, il fini par tourner le regard par la fenêtre, vers la chaumière habitée par Edvard et Elimen non loin.

Avec lenteur et la silhouette voûtée, abattu, le gilnéen rangea la missive à l’intérieur de la poche de son gilet, proche de son coeur. Se mordant les lèvres et essuyant ses yeux rougis, le guerrier tenta de ravaler le poids qui lui serrait la gorge, avant de finalement sortir de son bureau tel quel pour aller les prévenir, sans se soucier de son apparence ou autre.

Il ne se souciait plus de grand-chose à présent, si ce n’est de son souvenir.

Il la revoyait sur le terrain, fière et revancharde, lames au clair. Il repensait à sa chevelure et ses yeux sombre quand il se perdait dedans. A la robe bleue et noire brodée d’argent qu’elle avait porté au mariage de Briséïs et Gatsi. A son sourire, quand ils n’étaient que tous les deux.
Déjà, il avait peur d’oublier certains traits de son visage, des détails de leur balade à la Marche de l’Ouest au bord de l’océan, sous un ciel étoilé.
Il priait pour qu’on ne lui retire pas davantage de sa guerrière, de Tanja.

Car il ne lui restait plus que ça à présent.