Rumeurs de la compagnie

La démoniste s'était montrée discrète à son retour de mission. Affaiblie, les mains tremblantes, elle tâchait de faire bonne figure lorsqu'elle devait paraître en public, distribuant des sourires et quelques courtoisies tout en prenant des nouvelles de chacun, mais elle semblait surtout diminuée, presque vulnérable. Elle finit par se terrer dans un recoin sombre comme un animal blessé pansant ses plaies ou marmonnant quelques paroles incompréhensibles pour la plupart, son aura ravivée par moments, comme quelques fulgurances dont elle seule connaissait la signification.

Malgré tout, au lendemain matin, elle parut plus reposée, bien que pâle encore, et fit la tournée de l'infirmerie, distribuant quelques paroles de réconfort et amicales envers Druss qui leur avait probablement sauvé la mise en jouant les épouvantails au milieu des goules. Elle dissimulait mal cependant un air grave et soucieux quand elle s'estimait à l'abri des regards et décida en soirée d'écrire quelques missives d'une main élégante et pressée.

Comment décrire leur dernière opération ? Un triste défaite ? Une débâcle étincelante ? Une sombre folie ? La démoniste observait ses doigts trembler sur sa plume alors qu'elle tentait de couvrir un parchemin de ses écrits. Elle fronça les sourcils, focalisée sur ce tremblement incessant et persistant de sa main et elle revit le visage du mage presque millénaire, son expression sévère, sous ses traits étranges, qu'on aurait pu trouver difformes ou laids comme par trop étirés, à la manière d'une rivière soumise à la rigueur d'un été impitoyable qui aurait trop duré. En quelques instants, il les avait tous englobés dans une seule unité condamnée à mourir et leur avait tourné le dos. Elle ne le reverrait plus. Pas ici du moins. Il avait suivi la voie de la raison. Et elle, que faisait-elle encore ici au juste ?

Elle se dit qu'elle avait fait le juste calcul, après tout, ses camarades l'avaient gardée en sécurité et elle avait tout de même conservé juste ce qu'il lui fallait d'énergie pour fuir. Et pourtant elle était passée devant ses runes sans les avoir activées. Elle avait vu des hommes justes et héroïques tomber, comme il se devait en ce genre de circonstances. Le sergent joli coeur qui aimait plaisanter avec elle, son brave paladin qui ne prendrait plus jamais les coups à sa place, ce cher Raelor, et cet elfe dont elle avait peine retenu le nom mais qui s'était illustré pendant la bataille avant de se faire dévorer par des goules comme un vulgaire bout de viande.

Elle avait vu le charmant Salvador ployer après avoir encaissé ce que personne n'aurait enduré sans la puissance de ses boucliers arcaniques. A la fin, il avait failli mourir d'un bête trait dans la gorge. Même ce gros tas d'Allen Brisby avait failli y passer. Ca ne l'avait pas empêchée d'invoquer un démon pour le protéger. Etait-elle devenue masochiste ? Que cherchait-elle à prouver ? Quelle récompense ? La gloire peut être ? Elle émit un rire amer. C'était pourtant la première leçon : les héros ne font pas de vieux os.

Elle était entourée de clampins sans grande ambition pour la plupart, peu enclins à la jugeote ou à l'instinct de conservation très limité, et pire encore leur lieutenant était du type à envoyer ses hommes au suicide pour quelque lubie d'or ou de renom. Elle secoua la tête. Tu aurais dû filer de là il y a longtemps. Etait-ce le besoin qui la poussait à rester ? Dix fois, elle avait hésité, et dix fois, elle avait puisé dans ses ressources, poussant son esprit et son corps à ses extrêmes limites pour puiser encore dans la magie impie et tirer encore une salve sur la horde innombrable.

Ils ne le ressentiraient pas comme elle, cet intense brasier de fel la consumer jour et nuit, ils ne sauraient jamais ce que ça lui avait coûté et lui coûtait mainteant. Ils la mépriseraient pour ça, même. Ils la considéreraient avec tout autant de méfiance, de haine pour certains, comme ce gros Brisby, juste parce qu'elle avait osé faire ce qu'ils étaient trop lâches pour réclamer pour eux-mêmes. Elle ferma les yeux et serra le poing sur la plume. Respire un coup, ma vieille. Ce n'est pas toi. Déjà le fel faisait son oeuvre. Il devait bien y avoir une raison et elle devait mettre le doigt dessus, se concentrer. Mais rien ne lui venait mis à part cette haine intense et viscérale qui lui donnait envie d'allumer cette île comme une torche flamboyante.

Pire, elle se sentait abattue alors que cette défaite n'avait rien de personnel et qu'elle se moquait comme d'une guigne que le Concile paie son dû. Elle se moquait du sort des bûcherons, elle se moquait que le Fléau massacre ces rebelles idiots dans la forêt, elle se moquait encore plus d'avoir été abandonnée par le mage qu'elle traitait avec déférence comme s'il avait été un parent vénérable. Elle se moquait du sort des blessés, de son beau Salvador qui cherchait elle ne savait quoi, comme si les Altérans avaient déjà vu leurs ambitions se réaliser un jour, de Druss qui n'en finissait pas de survivre pour tomber dans un nouveau piège comme une blague un peu trop souvent répétée. Elle se moquait encore plus de la petite survivante du désert, ce chat famélique qui lui avait si souvent tiré des sourires et qui avait accompli son devoir sans broncher ni chercher à fuir, armée de son seul fusil.

Elle se moquait de la petite louve qui ne s'assumait pas et qui croyait qu'elles étaient semblables. Elle s'esclaffa toute seule. La Nature et la Corruption ensemble sur un chariot, se soutenant dos à dos. C'était à mourir de rire, vraiment. Qu'ils aillent au diable.

Etait-ce pour revoir le sévère Osvald, un petit espoir de se voir accorder un regard un peu moins dur ? Avait-elle gardé cette lubie pour les hommes froids et rigides comme un reste de fantasme inassouvi ? Elle pensait pourtant avoir dépassé cette phase depuis longtemps. Elle riait sans plus se retenir désormais, sans plus d'espoir d'accomplir cette dernière mission d'envoyer ce foutu parchemin à qui de droit. Qu'il aille au diable lui aussi.

Elle sécha ses yeux d'un revers, encore en proie à l'hilarité, lorsqu'elle se rendit compte qu'elle pleurait.